Morgane observait les flux et reflux de la foule imposante qui arpentait la cour du palais impérial. Nul doute, l’endroit respirait le luxe et la grandeur. C’était un véritable chef-d'œuvre architectural, témoignage d'un passé glorieux et d'une ambition démesurée. La légende raconte que l'empereur de Rinshin, il y a de nombreux siècles, imposa une taxe spéciale pour la construction de ce palais grandiose. Les artisans les plus talentueux du monde furent conviés à participer à la réalisation de ce qui était censé devenir "le plus beau palais du monde".

Malheureusement, avant que les travaux ne soient achevés, une révolte populaire éclata et l'empereur de l'époque ne vit jamais son rêve se réaliser. Pendant des siècles, le palais resta dans un état inachevé, témoignant de la frustration de son créateur.

Cependant, avec l'avènement de Kagura au pouvoir, les travaux reprirent. Utilisant les richesses provenant de ses conquêtes, elle redonna vie au palais impérial. Aujourd'hui, il représentait le symbole du pouvoir impérial et suscitait la fierté de tous les insulaires.

L'enceinte extérieure du palais était désormais achevée et présentait une magnifique cour pavée de marbre blanc. De majestueuses statues en marbre ornaient également la cour, ajoutant une dimension artistique et solennelle à l'ensemble. Depuis qu’elle avait rejoint l’équipage des cendres, c’était devenu sa maison. Son foyer. Pourtant, il lui arrivait encore fréquemment de se surprendre elle-même en pleine pâmoison devant les lieux.

Et une fois de plus n’est pas coutume, la jeune femme s’éveilla de sa contemplation quelques secondes trop tard. À peine avait-elle eu le temps de remarquer le groupe d’hommes qui se dirigeait vers elle qu’elle se retrouva entourée de toute part. Toutes ses portes de sorties avaient disparues.

« Salut beauté, qu’est-ce que tu fais toute seule dans le coin ? Tu t’es perdue ? »

Le grand blond rachitique qui s’adressait à elle semblait de toute évidence être le leader du petit groupe. Nul regard déplacé de sa part, mais la jeune cuisinière soupira intérieurement. Elle n’allait pas se débarrasser d’eux si facilement.

« Du tout », répondit-elle poliment. « Je m’apprêtais justement à m’en aller. Bonne journée à vous ! »

« Pars pas si vite ! On peut t’accompagner si tu veux. Mais ça ne te dirait pas de changer plutôt tes plans et de venir boire un verre avec nous ? »

Le regard de Morgane s’assombrit.

« Je vous remercie de la proposition mais j’attends quelqu’un qui ne devrait plus tarder. Je ne veux pas vous retenir »

Le mensonge pouvait passer, se disait-elle. Après tout, ils étaient au sein du palais impérial. Peut-être ces emmerdeurs allaient ils se dire qu'elle avait rendez-vous avec quelqu'un d'important.

« Faire attendre une si jolie femme ? Si c’était moi que tu attendais, je serais arrivé une heure à l’avance ! Laisse donc tomber cet idiot, nous on est de vrais hommes, on sait comment traiter les femmes. »

La rouquine scrutait anxieusement son environnement, en quête d'une issue. Elle n’allait quand même pas devoir les menacer pour avoir la paix. Si ? Un bref instant, ses yeux se posèrent sur un jeune homme qu'elle avait déjà croisé à plusieurs reprises au sein du palais. Selon ses souvenirs, il était l'invité de Kagura et était présent à sa demande. Lorsque leurs regards se croisèrent, elle se raccrocha à cette lueur d'espoir : « à l’aide », murmurèrent silencieusement ses lèvres au jeune homme.

Cela faisait plusieurs jours déjà que l'Impératrice l'avait convoqué. Le choc initial était passé, mais l'île ne manquait pas de surprise. Pour celui venant d'un pays où l'efficience dominait l'esthétique, l'architecture de Rinshin était délicieusement déroutante. Le Palais aurait largement suffit à rassasier sa curiosité, mais invité d'une Yonkou, il goûtait avec délices aux plaisirs de l'île.
Eaux thermales, promenade (en hoverboard) en montagnes, cuisines locales, les loisirs ne manquaient pas. Ses obligations le ramenaient néanmoins au Palais, où il avait même l'honneur de pouvoir séjourner.

Avancer dans les couloirs, la tête plongée dans un croquis. Ses pieds guidaient le reste du corps, évitant par chance ou magie de l'envoyer droit dans un mur. Pourtant, parmis la myriade de bruits parcourant l'édifice, des tons étrangers captèrent son attention.
Rangeant le carnet dans son manteau il leva la tête. Un groupe d'ahuris traînaient autour de statues de marbres, des amateurs d'art ? Sans doute, si l'Art portait une tenue légère et de larges boucles d'oreilles. Il reconnut sans peine la lumineuse Morgane, et s'arrêtant net, posant deux doigts sur ses lunettes pour mieux observer les lèvres roses.

...

Une seconde de flottement, puis le pied droit s'emmêla au gauche, entraînant le blondinet dans une chute en avant. Paniqué, quelques hurlements lui échappèrent... Trop tard, il s'écrasa sur un pauvre monsieur, son bras mécanique ayant au passage projeté un autre type sur plusieurs mètres.

« Aya... Pardon pardon messires... J'suis désolé, j'suis vraiment trop con... »

L'air dépité, Elijah se releva précipitamment, sa tête se cognant au passage au menton d'un des gentleman.

« Oh non ! Pardon, pardon, pardon, pardon, pardon. »

Et après une série d'excuses et de maladresse, l'Ingénieur avait bousculé l'ensemble du groupe, deux d'entre eux ayant percuté des murs, et l'un se tenant l'entrejambe en roulant au sol. L'empoté au moins s'était finalement relevé, se grattant la tête l'air gêné, du rouge lui montant aux joues.

« Hum... Morgane-san, salutation ! Désolé pour ma maladresse... J'espère que vos amis vont bien. Kagura-sama m'a envoyé vous chercher, vous êtes prêtes ? On y va ? »

Une lueur taquine dans les yeux, voilà tout ce qui trahissait cette mise en scène. Pour qui connaissait Elijah, cette situation n'avait absolument rien d'improbable...

Morgane observa avec soulagement le jeune homme qu'elle avait croisé à plusieurs reprises au sein du palais. Espérant qu'il comprendrait son appel muet à l'aide, elle pria pour qu'il agisse rapidement. Et il ne la déçut pas.

Tout à coup, une série d'événements se déroula avec une rapidité déconcertante. Le jeune homme, pris d'une maladresse soudaine, trébucha et tomba en avant. Dans sa chute, il entraîna les hommes qui l'entouraient, les projetant dans tous les sens.

Des cris de surprise et de douleur remplirent l'air, alors que les corps des hommes s'écrasaient contre le sol ou les murs avoisinants. C'était un véritable chaos, et Morgane fut à la fois soulagée et inquiète de cette situation imprévue.

Les hommes se relevèrent, furieux et désorientés, réalisant qu'ils étaient victimes d'un accident causé par le jeune homme. Leur colère se dirigea aussitôt vers lui, déchargeant leur frustration accumulée.

Morgane observa avec une pointe d'anxiété la réaction violente des hommes, mais elle ne pouvait pas laisser le jeune homme affronter seul les conséquences de ses actes. Elle se précipita vers lui, déterminée à le protéger.

Sans dire un mot, Morgane se plaça devant le jeune homme, faisant face aux hommes en colère. Son regard ardent et sa posture déterminée exprimaient clairement sa volonté de les empêcher de s'en prendre à lui.

Les hommes, bien qu'encore irrités, furent momentanément surpris par l'audace de Morgane. Ils s'arrêtèrent, hésitants, évaluant la situation. Peut-être que cette jeune femme intrépide n'était pas aussi vulnérable qu'ils l'avaient supposé.

Morgane sentit une vague d'adrénaline traverser son corps, alimentant sa détermination. Elle devait maintenir cette position, prête à faire face à n'importe quel affrontement pour protéger le jeune homme.

Leur confrontation silencieuse dura quelques instants, puis les hommes, toujours bouillonnants de colère, décidèrent de se retirer. Peut-être avaient-ils perçu dans le regard déterminé de Morgane une menace qu'ils ne souhaitaient pas affronter.

Ils s'éloignèrent en marmonnant des insultes, lançant des regards haineux envers Morgane et le jeune homme. Mais ils partirent, laissant derrière eux un silence tendu.

Morgane relâcha lentement sa posture, se tournant vers le jeune homme avec un sourire reconnaissant. Elle voulait lui exprimer sa gratitude, mais les mots ne lui semblaient pas nécessaires. Ils avaient partagé un instant de compréhension et d'entraide silencieuse.

Elle espérait que leur chemin se croiserait à nouveau, afin de pouvoir exprimer son appréciation d'une manière plus concrète. En attendant, elle lui fit un signe de la tête, lui indiquant qu'il était temps de partir d'ici, avant que la situation ne dégénère à nouveau.

"Je vous remercie de votre aide, monsieur. Une chance que Kagura vous ait envoyé me chercher!"

De l'ordre naquît le chaos et, après la pitoyable personnification du prince charmant offerte par Elijah, la dame en détresse refusa son rôle. L'atmosphère devint soudainement tangible, tandis que la belle montra ses crocs. Si lui l'avait ressenti, il était impossible que les énergumènes restèrent de marbre. Effectivement, quelques secondes et ils partirent sans demander leur reste.
Elijah lui observait la scène avec intérêt. Quand la demoiselle se retourna vers lui, il lui répondit d'un grand sourire, un pouce tendu vers l'avant. Les explications viendraient plus tard, pour l'instant il s'agissait de changer d'air !

« Kagura ? Ah oui ! L'impératice, suivez-moi ! »

Replongeant dans son personnage, il l'entraîna à sa suite. Un pas léger, rapide, ils quittèrent les statues de marbre pour pénétrer le palais. Un tour à gauche, des escaliers en colimaçon, puis une fenêtre s'offrait à la vue. Ralentissant le pas, Elijah posa ses mains sur le rebord.

« Pas vraiment le chemin vers Kagura-san je l'avoue, mais au moins c'est plus tranquille. »

Il la regarda un instant, difficile de croire que cette charmante créature pouvait dégager pareille agressivité. Une guerrière ? Il l'avait bien croisé à plusieurs reprises, mais jamais aux côtés de l'Impératrice...

« Il semble que vous auriez pu vous en sortir seule, merci de me donner l'occasion de jouer les chevaliers ! »

Piètre chevalier, mais chevalier quand même. Après un petit rire gêné, Elijah bascula de l'autre côté de la fenêtre, invitant la Reed à le suivre. Il se retourna même, lui offrant son dos, bien qu'elle puisse parfaitement s'en sortir seule. Accepterait-elle qu'ils s'envoleraient d'un bond surhumain. Virevoltant de parois en parois jusqu'à se retrouver non loin du sommet. Une vue sur les somptueux jardins, sur l'île en général.

« Personnellement c'est ici que je viens quand j'ai besoin de réfléchir. »

Absorbé par la contemplation, il oublia complètement de la faire descendre, se tenant debout, la belle sur son dos. La machinerie envahissant son corps teintait également son esprit.