Partie I : L'Histoire du Kebab.

La nuit suivant le triomphe des Civils sur la Pègre dirigée par le Pingouin et Don Goldo. Des années d’oppressions, dissipées autour des feux de camp allumés aux quatre coins de l’île. Des habitations détruites par le combat, laissaient place à l’euphorie, à la liberté. Des amis, des familles se réunirent cette nuit-là sous un regard enfoui sous le voile de l’obscurité. Plus haut, dans les hauteurs, un homme arpentait d’un pas assuré, tranquille la distance qui le séparait d’une clairière qui n’était éclairée que par la pleine Lune, qui régnait, qui observait les enfants de la Terre festoyer, rire et chanter, danser sans aucune retenue.



Le tablier rose virevoltant légèrement au gré de la légère caresse de ce vent nocturne, le visage de Kyo s’éclaira progressivement, à mesure que le toit composé de branchages et de feuilles laissait place aux étoiles enveloppées d’un noir de jais. La clairière était circulaire, l’un des seuls endroits épargnés par la guerre. En son centre se tenait une autre ombre, vêtue d’un long manteau qui lui descendait jusqu’aux genoux.

Une figure familière qui se dévoila à son tour, à la lumière de la lune, spectatrice de cette rencontre du destin. La première fois face à la Pègre pour sa libération, la seconde dans cet endroit reculé, permettant une intimité certaine, chose dont les deux hommes avaient bien besoin.



« Te voilà, Maître Kebabier. Je t’attendais, tu en veux un peu ? Comment se passe les travaux concernant votre navire en construction ? »

Le Cuisinier s’avança en prêtant une oreille attentive. Ses yeux eux, se posèrent sur la liqueur proposée par l’Archéologue émérite. Il acquiesça en silence, non sans adresser un sourire à son partenaire de course à la liberté en plein souterrain de la Mafia.

Les souvenirs remontèrent, et les rires suivirent aussitôt, bercés par la mélodie des feuillages, par l’euphorie relevée à l’alcool, d’une douceur fruitée, d’un autre aspect plus corsé, mais appréciable.

« Gin ! Eh bien je dois avouer que la main d'œuvre allouée par les deux Gouverneurs, qui eux-mêmes y mettent du leur, va nous permettre d’atteindre l’objectif fixé en un temps record… Kebhahahahaha ! Désolé de vous donner rendez-vous dans un lieu aussi reculé. Moi-même j’aimerais profiter des réjouissances collectives, mais il y a plus important dans mon esprit. Comment… ? »

« … Est-ce que je connais ton ancêtre ? Son nom, et le fait de parler de son héritage comme si c’était un savoir acquis de ma part ? »

Panini, de son surnom dans le monde souterrain, fixa de ses yeux perçants son interlocuteur un instant. Le vent souffla légèrement, relevant les quelques mèches rebelles de la chevelure blonde de Kyo, qui observait en silence, écoutait sans un mot, laissant son regard trahir ouvertement une curiosité justifiée. Le Chercheur brisa le silence momentané, se redressant après un « brunch » improvisé dans cet endroit vide de toute agitation et calme comme la faune et la flore, profondément endormis.

« Voilà des générations que ma famille glane, ne serait-ce que des bribes de mémoires manuscrites retraçant le passage d’un certain résident de Wa ayant bousculé ce Monde. En plus de deux siècles, le nom de cet homme, son héritage et son voyage approximatif, mais aussi sa position, proche de celle de la famille royale de Wa, d’il y a huit-cents ans… Voilà tout ce que je sais. Pour autant, je suis d’un avis unanime avec celui de ceux m’ayant précédé : Kyozaburo est une des clés de l’Histoire, rattachée aux Ponéglyphes, d’une manière ou d’une autre, et c’est le destin qui me mène aujourd’hui… face à son descendant direct.»

« Vous êtes un homme plein de ressources, Gin. Je l’ai vu dans vos yeux lors de notre première rencontre, cette étincelle de connaissance, de confiance qui vous anime… Très bien, je vais vous dévoiler tout ce que je sais sur mon ancêtre. »

Kyo fouilla rapidement sa modeste besace et en sortit le précieux carnet de bord qu’il gardait précieusement sur lui, suite à la destruction de son navire-restaurant. Une reliure traditionnelle, gage d’un temps conséquent passé sur les mers du globe, huit cents ans de voyage à travers les générations, tendu par le Maître Kebabier de la génération actuelle à l’Archéologue, qui ne put s’empêcher de le saisir à deux mains, un geste de respect et de gratitude envers la chance d’une vie qui lui était proposé cette nuit-là.

« Kyozaburo était le Chef Cuisinier de la famille royale de Wa, d’il y a huit siècles. De simple paysan, il avait acquis par ses prouesses une position privilégiée et créa ce mets que je perfectionne de mon vivant, le Kebab. Cependant, son Histoire, écrite en des termes compréhensibles pour le commun des mortels, s’arrête après son exil du Pays de Wa. La suite… est écrite avec ces mystérieux caractères que j’ai passé nombre d’années à chercher à travers le Monde. Un jour, j’ai découvert une de ces stèles, un bloc cubique indestructible sur lequel était gravé des caractères semblables en tout point à ce qui est proposé ici, dans le journal de bord de ma famille. »

« Voyons ça… »

Supatul D. Gin ouvrit le journal de bord précautionneusement et prit quelques minutes pour retracer dans les grandes lignes le résumé de Kyo.

Aucune note n’était nécessaire, tout était assimilé par l’extraordinaire mémoire photographique de l’Archéologue qui offrait l’avantage précieux de ne laisser aucune trace manuscrite de trop sous les yeux d’imprudents paires d’yeux. Kyo quant à lui, resta quelques minutes, assis sur le rocher, observant Gin déchiffrer les caractères de Ponéglyphes qui recelaient une nouvelle partie de l’Histoire.

Une dizaine de minutes s’écoula ainsi. Mais, alors que le Maître Kebabier commençait à laisser échapper sa curiosité débordante, c’est le visage du lecteur qui retint son attention. Sur le sol, des gouttes de sueur tombaient allègrement dans un bruit quasiment audible.

Les yeux écarquillés au possible, Panini entrouvrit la bouche, puis la referma, avant de tâter le rocher de la main droite, comme pour retrouver une certaine forme d’ancrage dans le monde réel, son esprit lui, happé par l’écriture cryptée dont il semblait en avoir déchiffrée l’essence même et la signification.

« Je… Qu’est-ce que… »

Gin referma le livre un instant et céda littéralement, laissant ses jambes se plier afin d’atteindre le sol sur lequel il s’écrasa, en position assise. Kyo sauta aussitôt de son perchoir et s’agenouilla, déposant une tape sur l’épaule de Gin, l’air inquiet.

« Gin ! Mais qu’est-ce que vous avez lu ?! »

« … »

Les épaules plus ou moins relâchées, le lecteur souffla, puis inspira longuement, et expira pour se détendre progressivement. Puis, il se tourna vers son interlocuteur et ouvrit, après quelques secondes l’ouvrage de nouveau.

« J’espère que tu es prêt, installe-toi et bois, tu en auras besoin. »

« … »

Kyo prit de quoi boire et laissa l’Histoire le guider. Les deux lecteurs furent coupés du temps présent, replongeant dans une époque révolue, il y a huit cents ans de cela, dans les traits même de Kyozaburo.







« Kebhahahahaha !! Tu es en train de demander à quelqu’un d’autre de lire ce texte ? Combien de temps s’est-il écoulé, entre aujourd’hui et le moment où tu lis ça, mon descendant ? Cent, Deux cent ans ? … Plus que ça ? Assez pour que le savoir de la lecture des Ponéglyphes échappe à notre famille ? Dans mon cas, je n’en ai plus pour bien longtemps, alors je vais t’en dire plus. Il y a des choses que je peux transmettre de bon cœur, dans un langage qui me survivra aisément, et des choses que j’aimerais éviter de confier au premier venu qui obtiendrait mon journal de bord. »

Dans le vif du sujet, captivé à point, Kyo ne put qu’être attentif à la lecture de Supatul D. Gin. Par un étrange effet, l’immersion certainement, l’écho de l’écrivain semblait atteindre son destinataire direct qui, huit cents ans plus tard, arborait fièrement Enma et possédait ce précieux ouvrage qui s’apprêtait à délivrer un contenu inédit, pour l’Histoire, encore enveloppé de nombreux mystères.

« Cuisine, voyages autour du monde, rencontres en tout genre, famille, si tu es bien là mon descendant, c’est que j’ai assuré la suite, Kebhahahahaha ! J’ai voyagé une décennie en dehors des murs de Wa… Est-ce que tu es né libre, ou est-ce que tu es né, avec le sentiment de n’avoir face à toi qu’une infime partie d’un long puzzle, dont les pièces innombrables, t'aient été retirées durant nombre d’années ? Ah, j’aimerais parler de la pluie, du beau temps… mais je me sens déjà faiblir, alors je n’irai pas par quatre chemins. Écoute moi bien, lis et mémorise bien tout ce qui va suivre, c’est très important ! »

Gin et Kyo se fixèrent un instant, avant que le Cuisinier n’acquiesce d’un signe de la tête, invitant le narrateur improvisé à poursuivre sa lecture des textes consignés dans le journal de bord.

« Au bout de dix ans, suivant mon exode, j’ai assisté à la naissance de ce qu’ils veulent nous vendre comme étant le Gouvernement Mondial. Les nobles qui composent cette caste ont essayé d’envahir notre pays mais je les ai envoyés par le fond plus d’une fois, à tel point que l’idée semble leur être passée. J’ai voyagé, j’ai peaufiné mes connaissances et mon escrime, j’ai affronté nombre d’adversaires fantastiques, brillants, mais c’est l’un d’eux dont il faut que je te parle… Un ennemi, pour lequel j’ai dû sacrifier ma vie, pour sauver Wa… non, probablement le Monde entier. »

Le décor changea au fil des mots, articulant cette Histoire autour de Kyozaburo qui, après un long retrait aux confins du Monde, s'apprêtait à voir de nouveau sa destinée bouleversée par un événement tout particulier.

Le mal du pays, un maux qui me frappa alors que je songeais à me retirer complètement pour couler des jours plus paisibles avec femme et enfant. En mélangeant ma culture aux traditions que j’avais acquises à force de rencontrer nombres de gens, de toute race, j’avais fini par ouvrir un Restaurant sur une île tranquille et je m’acclimatais à une vie sereine, éloigné des champs de batailles qui me semblaient encore si familier.

Pourtant, le destin me rattrapa lorsque je vis mon ancien maître en cuisine, couvert de poussière et de sang séché sur les vêtements ouvrir les portes de mon établissement. Je l’avais connu plus jeune, une trentaine d'années plus ou moins, dynamique, plein d’entrain et surtout extrêmement puissant, fidèle au pays de Wa en toutes circonstances. Ce même fidèle s’écroula devant moi sur le sol. Je me précipitai aussitôt pour le rattraper. Son souffle était court, le manque de nutriments et des blessures infectées avaient déjà fait leurs œuvres sans que je n’y puisse quoi que ce fut, il était condamné.

Un murmure, le dernier, dans lequel il me soufflait ses dernières volontés, la situation du Pays de Wa et surtout, de l’aide. Son corps s’éteignit dans mes bras, devenant froid comme la lame de la Faucheuse qui venait d’accomplir une fois de plus son devoir, même si parfois, on pouvait espérer qu’il en fut autrement. Je prévins ma femme, Théresia, de mon départ, et fit le plein de courage et de détermination en regardant ma fierté, mon trésor… et ton ancêtre… Kebhahahahaha !



Je courus, aussi vite que mes jambes purent me porter. Je pris la Mer, et je traversais la distance qui me séparait de Wa, aussi vite que mon navire put m'y rendre. Malheureusement, il était déjà trop tard, le mal était fait. Le pays imprenable, dont les frontières furent refermées pour de bonnes raisons, venait de tomber sous le joug d'une calamité que je ne saurais décrire, même maintenant.



Lorsque je l’ai vu pour la première fois, il avait déjà assimilé les traits d’un humain. Mais croire que ce monstre n’était qu’un humain, fut l’erreur qui coûta la victoire au Pays de Wa. Dix, non douze plutôt. Douze mètres de hauteur, et des membres qui gesticulaient à la manière de tentacules de poulpe. J'ai d'abord pensé à un détenteur de pouvoir de fruit du démon, certains pouvaient devenir des animaux plus ou moins fantastiques après tout. Je me suis aussitôt jeté sur cette créature, sans même savoir si elle était humaine ou non.

Décoché à pleine puissance, mon coup de sabre balaya ce qui restait de gravats, provoquant un tremblement de terre intense et faisant gronder les cieux, rugir la mer.



Cependant, cet être réapparut sans la moindre égratignure. Ses attaques étaient si puissantes qu'une seule de ses tentacules étranges était suffisante pour me blesser sérieusement.

« QUI ES-TU ?! » hurlais-je, déviant au millimètre une pluie d'attaques meurtrières qui secouèrent le pays entier.

Mais, je n'obtins comme réponse qu'une nouveauté de la part de ce monstre. Des flammes, similaires à du magma, vinrent recouvrir tout son corps. Soudain, il engagea les hostilités et fonça sur moi en un éclair ! Le sol, le décor, les montagnes environnantes de la région, tout fondit comme du beurre à l'exception de mon sabre, qui me protégeait de ces assauts meurtriers et belliqueux. Imagine, le pouvoir d'un fruit qui permettait de transformer à souhait les objets en nourriture prête à être dégustée, un corps pareil faisant penser aux fruits du démon de type Zoan les plus puissants et des capacités inexplicables…

Cette créature venait d'ailleurs.

Le combat fut acharné, et le manque de pratique m'a coûté la perforation d'un poumon et des blessures irréversibles, qui me font mourir à petit feu… mais en réunissant toutes mes forces, j'ai réussi à la vaincre… enfin à le chasser serait plus justement dit.

Mon mauvais pressentiment pourrait s'expliquer par le fait que ce monstre possédait au moins sept cerveaux et treize cœurs, quelque chose que j'ai ressenti, aperçu pendant cet affrontement. Lorsque je l'ai atteint, après avoir pris soin de taillader chacun de ses organes en une fraction de seconde, il a littéralement explosé en morceaux. Sur les mille huit cents morceaux qui se sont dégagés, j'en ai coupé plus de mille cinq cents… Je n'ai plus la force de traquer ce monstre, mais il a probablement quitté les frontières de Wa après ça.

Je ne sais pas combien de temps passera entre maintenant et l'époque où tu me liras, mais cette créature, si elle n'est plus en vie, pourrait très bien s'être accouplée quelque part pour perpétuer sa descendance et préparer quelque chose de grand, de bien plus grand que les querelles qui tirailleront les différents camps à l'avenir, vous êtes tous en danger.

Je suis désolé… Tu t'attendais à une recette légendaire hein ?! Kebhahahaha ! La Cuisine s'apprend et se construit comme la vie, autour des rencontres, des voyages, des découvertes que tu feras, mon descendant. Mais, je dois te demander de te rendre au Pays de Wa pour moi.

Au sommet de la montagne au point le plus haut de Ringo, tu devrais trouver une boîte que j'ai soigneusement construite et dissimulée. À l'intérieur, tu trouveras tout ce que j'ai pu rassembler pour identifier cette chose monstrueuse. Tu trouveras aussi la suite de ces notes, je ne veux pas risquer de voir tout disparaître parce que j'ai consigné mes mémoires en un seul endroit… !
En parler au Shogun et ne rien transmettre ici reviendrait à condamner le Monde qui m’a tant apporté, et ça, je ne peux pas le permettre. Guide ces textes jusqu’aux confins du Monde et découvre la vérité pour moi, l’avenir est entre tes mains.

« Maître Kebabier, Kyozaburo. »

La fumée de tabac ramena Supatul D Gin à lui, alors que Kyo, calme en apparence, la clope au bec, réfléchissait sans interruption aux mots rapportés dans ce carnet de bord.

« Un ennemi venu d’ailleurs… On dirait que mon chemin est tout tracé, Kebhahahaha ! Je dois atteindre le Pays de Wa. »

Kyo reprit son ouvrage et le rangea de nouveau dans sa besace. Main tendue vers l’Archéologue, il le gratifia d’un sourire et d’une poignée de main pour sa collaboration salvatrice.

« Merci Gin. Grâce à vous, ce passage énigmatique n’est pas resté davantage dans l’oubli. Maintenant, comment faire... je dois y réfléchir rapidement. »

« Merci à toi, Kyo. Ces révélations me donnent de la matière et je vais pouvoir réunir certaines pièces de ce long puzzle qui est resté suspendu bien trop longtemps. Je ne peux pas rester trop longtemps au même endroit et je dois faire profil bas un certan temps vis à vis de la Pègre, mais nos chemins se recroiseront assurément à Wa. »



Le charismatique individu se retourna, non sans donner un dernier conseil au Civil.

« La défaite de Don Goldo et celle de Daze,  va certainement vous attirer le regard d’autres Parrains et criminels, soyez très prudents. Portes toi bien, Maître Kebabier. »

Le bruit des pas émis par Gin retentirent dans cette clairière vide, jusqu’à le voir disparaître dans la nuit.