Le son des ingrédients préparés, découpés sur la planche de l’espace de travail et transformés en la recette phare du moment sur l’île d’Ecumexy, retentissait autant que les matériaux utilisés pour concrétiser un projet démentiel lancé par le groupe de Civils, sauveurs de tout un peuple. Dix, cent, mille Kebabs alignés pour chaque personne, les mets partaient aussitôt préparé par le Maître Kebabier qui souffla, évacuant la fatigue et épongeant la sueur de son front à l’aide de sa seconde serviette accrochée à son tablier, la première servant à éponger l’excédant disgracieux de ses préparations culinaires.



« Tournée générale de Kebabs pour l’équipe s’te plaît Kyo ! »

Des charpentiers bénévoles, dotés d’une dextérité si rare qu’ils virevoltaient en transportant les matériaux avec une facilité déconcertante, montrant là un spectacle que le Cuisinier suivait tout en souriant devant tant d’enthousiasme.

« C’est parti ! »

A défaut de savoir charpenter ou de savoir diriger cette entreprise, Kyo usait de toutes ses connaissances pour préparer des plats nourrissants et redonnant autant d’énergie et de bonne humeur aux ouvriers que possible. Des jours s’étaient déjà écoulés depuis la défaite de la Mafia, l’exil forcé du Pingouin face à la puissance de Marco Cook et la cuisante défaite de Don Goldo.

Il mélangea la viande de monstre sanglier marin et d’agneau des mers hachées avec du persil, du sel issu de l’Aqua Laguna, du poivre, des clous de girofle, du fenouil, du poivre noir, du paprika et du paprika fumé dans un bol. Il forma des boulettes de viande et les réserva au frais. Il éminça l’oignon et le fit revenir dans une poêle avec un peu d’huile et du sucre jusqu’à ce qu’il soit caramélisé. Il coupa la tomate en dés et le concombre en rondelles. Il lava et essora la salade verte. Il fit chauffer les pains à kebab au four en sifflotant, faisant claquer le moindre de ses pas à mesure que sa gestuelle gracieuse gagnait en ampleur et en intensité.

Il fit cuire les boulettes de viande dans une poêle bien chaude en les retournant sur chaque face pendant quelques minutes. Il les recouvrit d’oignons caramélisés et les réserva au chaud. Il prépara la sauce Bearnaise en faisant réduire du vinaigre avec du laurier, de l’estragon, du sel et du poivre. Il fouetta des jaunes d’oeufs avec un peu d’eau au bain-marie jusqu’à ce qu’ils soient mousseux. Il incorpora du beurre fondu petit à petit en fouettant sans cesse. Il ajouta de l’estragon haché et rectifia l’assaisonnement.

Il garnit les pains à kebab avec la sauce Bearnaise, la salade verte, la roquette, la tomate, le concombre, les boulettes de viande et quelques pincées de Zaatar. Il arrosa le tout avec quelques gouttes de Vinaigre Balsamique.

« C’est prêt Messieurs, à table !! »



La voix de Kyo perça le mur sonore des travaux, faisant grogner en chœur l’ensemble des estomacs qui crièrent tous famine. A l’heure de midi, au port de Ecumexy, d’innombrables tables accompagnées de parasol vinrent accompagner chaque travailleur qui put se régaler en profitant d’un bain de soleil et d’une vue dégagée sur le large.

Une journée plus ordinaire que d’autres, à moins que…

Sifflotant, tenant d’une main son cocktail préparé à la minute par ses soins et gardant l’autre dans sa poche, le Maître Kebabier gardait un œil sur les travailleurs acharnés, passionnés qui suaient sang et eau avec plaisir pour rendre la pareille au Civil qui était devenu au fil des jours une véritable référence sociale et culinaire sur l’île de Ecumexy. Ce dernier pourtant, leva les yeux pour observer un spectacle, pour le moins atypique. Des bruits faisant penser à un moteur, furent accompagnés par une silhouette humaine, distinguable plus facilement grâce aux lunettes de soleil que Kyo portait quasiment toujours sur le nez.

A peine le Civil pouvait-il contempler ce qui semblait être une merveille technologique, que son détenteur s’écrasa littéralement, violemment contre le sable de la plage où les artisans charpentiers s’étaient réunis pour leur déjeuner. Du brouhaha, et une foule encerclèrent l’endroit où, de manière maladroite, la personne à la tête ensevelie sous le sable demandait de l’aide… Ou du moins, c’est ce que ses grognements inaudibles, à la manière d’une autruche plantée au sol, tête la première semblait suggérer.

« Kebhahahahaha ! En voilà une belle autruche ! »

La moquerie, gratuite mais inévitable, précéda une main secourable, rapidement balayée par une seconde prouesse de cette planche de métal qui lui servit à sortir de son trou. Soit, Kyo s’attela donc en un tour de main à servir à cet inconnu un repas, à la hauteur de son apparence physique, qui laissait suggérer un voyage en solitaire, sans la moindre conserve pour subsister au milieu de cette jungle maritime et cruelle bien des fois.

Lorsque l’homme demanda l’autorisation de manger, le Cuisinier, touché par cette scène, esquissa un sourire et leva la main vers le mets préparé pour cette occasion, l’invitant à laisser parler ses envies immédiates, sans lui poser la moindre question pour le laisser reprendre des forces avant toute chose.



« Servez-vous tant que c’est chaud. »

Un ton aimable, empli de courtoisie accueillit l’affamé des mers, alors que l’homme au tablier vint dresser la table pour deux personnes, entourés par la fine fleur des artisans de l’île, tous attablés et observant d’un œil cette scène.

« Je m’appelle Kyo, cuisinier itinérant. A qui ai-je l’honneur ? Votre entrée en scène était aussi intrigante que cette technologie portative que vous semblez manier à la perfection… à un ou deux détails près, Kebhahahaha ! »

Une petite pique pour poser les fondations de la bonne humeur qui régnait sur l’île terrestre et maritime, libérées du joug de la Pègre. Une carafe d’eau se tenait au centre de la table, prête à être utilisée.

Comment qualifier ce sentiment qui parcourait Kyo, à la manière d’une décharge électrique revigorante devant ce spectacle ? Un sourire, plus sincère s’installa durablement en déformant légèrement et subtilement ses traits de visage, le regard perdu entre Elijah et la nourriture qui trouvait là une parfaite utilité, entre les mains d’une personne affamée. Toutes les aventures du Civil, tout les événements récents, ne lui avaient pas permis d’exploiter son savoir-faire premier. Servir les clients, voir la nourriture préparée avec soin offrir un moment de réconfort, de bonheur à ceux qui l’entourait. Assurément, et il pouvait le penser et le repenser autant de fois possible : c’était cette sensation, cette étincelle qui le poussait toujours plus haut, toujours plus loin, repoussant les limites du raisonnable sans cesse.

Kyo arqua lentement un sourcil devant l’intervention de Tetsu mais ne se leva pas pour empêcher une quelconque et hasardeuse tentative belliqueuse. Un regard, porté sur la scène au travers de ses lunettes teintées permirent au blond de comprendre que ni l’un ni l’autre n’escaladerait ce conflit. Il souffla lentement, discrètement, avant de poser son regard sur l’artisan à la belle musculature.



« N’ayez aucune inquiétude Tetsu. Si Elijah a effectivement travaillé avec Goldo et pourrait raviver les blessures encore récentes que vous portez, je ne vois là qu’un homme honnête qui réclame à manger et un moment de quiétude pour se ressourcer. »

L’agitation de Tetsu gagna rapidement l’assemblée de Charpentiers. Ni une ni deux, une dizaine d’entre eux se leva, voyant dans le haussement de ton de leur ami, une invitation à l’escalade, à la violence. Des bruits de chaises tombant au sol, des bruits de pas lourds et des outils divers portés par les assaillants qui se jetèrent sur la table et sur Elijah précisément.

« Je suis un cuisinier. Chacun a son propre rôle, quant au mien… »

Sans bouger de sa chaise, les jambes croisées, Kyo amorça un mouvement assez vif pour n’être vu à l’œil nu. Il attrapa un couteau posé sur la table et découpa en deux son Kebab qui libéra aussitôt une véritable rafale de saveurs qui enivra immédiatement toute l’assemblée.

« C’est d’assurer à mes clients ce moment de tranquillité pour lequel nous nous sommes tous battus, ici, pour nos idéaux. »



Tout en préservant un registre culinaire, le Maître Kebabier par une magie mystérieuse venait littéralement de faire volatiliser les vêtements, des charpentiers belliqueux, les laissant en sous-vêtement et leur faisant retrouver la raison, alors que leurs genoux trouvaient le sol, lâchant leurs armes de fortune sans demander le moindre rab.

Il se leva finalement, et s’adressa à tout le monde en souriant.

« Nous nous sommes battus pour chasser l’oppression et la violence gratuite hors de cette île. On ne va pas s’abaisser au niveau des malotrus que l’on a chassé d’ici, pas vrai les gars ?! »

« OUAIS !!! KEBABIER ! KEBABIER ! KEBABIER !!!! »

La foule en délire déchaîna toute cette liberté qui avait été comprimée depuis des années par la Pègre. Des sourires, des rires, des verres qui se rejoignirent l’un à l’autre pour porter un énorme toast à ces conditions de vies merveilleuses, retrouvées pour ces aventuriers revigorés. Kyo quant à lui acquiesça de la tête, saluant tout le monde avant de s’asseoir, face à Elijah.



« La vie est une page blanche que nous remplissons avec nos expériences, bonnes ou mauvaises, Elijah. Même si vous avez travaillé pour la Pègre, il faut apprendre à écouter avant d’agir, alors dites-moi, cher Ingénieur indépendant, qu’est-ce qui vous amène sur cette île ? »

Un ton aussi accueillant que son style vestimentaire qui ne présentait aucun défaut, Kyo alluma une cigarette et en tira une latte qu’il savoura un instant avant d’expulser de la fumée par la bouche vers le haut. Derrière toutes ces manières, il se montrait observateur, d’un calme olympien.

Une mine amusée. Kyo reprit le cours de la conversation, telle qu’il l’avait laissée pour ramener le calme sur la plage et y instaurer de nouveau une ambiance détendue. Stratège, derrière son tablier il observait attentivement son invité et se prit littéralement à rire en l’écoutant parler. Il ne savait absolument pas sur quel pied danser, tant l’aspect enfantin de cet être aux allures cybernétiques troublait son jugement, allant jusqu’à lui rappeler son fils.

Kyo sirota doucement son cocktail à la paille, avant de déposer le verre, lorsque Elijah confirma la version des faits de Tetsu. Loin de s’emballer, de crier vengeance pour un peuple anciennement soumis à la Pègre de l’île, l’homme au tablier croisa les doigts, pliant ses bras en s’appuyant sur la table à l’aide de ses coudes, les mains relevées jusqu’au niveau du menton, qu’il déposa sur ses doigts entrelacés.

« Votre ex employeur compromettait la liberté de ces gens autour de nous depuis bien trop longtemps. Sachez que si vous venez pour un versement de salaire quelconque, vous repartirez certainement bredouille, kebhahahahaha ! »

Lorsque le Cyborg tenta de mimer Kyo, pour imiter sa découpe, il leva la main, pour attirer le regard de son interlocuteur et pointa du doigt l’entaille nette qui séparait en deux parties distinctes le Kebab qu’il avait face à lui.

« Je n’ai bougé que pour provoquer cette découpe que vous voyez ici. Ce qui a provoqué ce déshabillage inattendu est le concentré de saveurs qui s’est diffusé dans l’air, jusqu’à atteindre ses cibles. C’est un drôle de don que j’ai développé à force de cuisiner sans relâche, celui de faire ressentir un plaisir tel que le corps, instinctivement, cherche à s’alléger pour s’exprimer sans barrières, se soumettant aux plaisirs de ma Cuisine, Kebhahahaha ! »

Les petites explications précédèrent une partie plus importante aux yeux de Kyo. Devant lui, un jeune homme qui avait autant l’air naïf qu’ambitieux, et qui n’hésita pas à clamer haut et fort son rêve, une ancre profonde qui semblait le rattacher au Monde. Si le Civil se montrait précautionneux, il lui était autrement plus difficile de rester silencieux devant tout ce zèle et cette énergie qui animait cet être qui démontrait de réelles compétences, à commencer par cette planche de métal volante, qui attisa la curiosité de Kyo. Punk Hazard, Metafunk, deux séries de lettres qui avaient une liaison plus que certaine, et qui firent réfléchir inconsciemment le Maître Kebabier. Le scientifique de génie aidé par le Gouvernement Mondial acceptait la collaboration de quelqu’un, qui se proclamait sous les yeux du blond comme ingénieur au service de la Pègre ?

Haussant discrètement un sourcil, Kyo sépara ses doigts et vint claquer la table du plat de la main gauche en riant. Puis, son regard devint autrement plus sérieux, pénétrant en un éclair dans celui d’Elijah.

« De l’ambition, des rêves et de l’entrain pour faire les choses en grandes pompes, je ne peux qu’apprécier cela, Elijah. Bien, je dois avouer que vos compétences m’intéressent énormément, et j’aimerais nourrir cette curiosité qui est la vôtre avec quelque chose qui pourrait convenir à un homme de votre calibre scientifique. Terminez votre plat, nous irons nous promener juste après ça, kebhahahaha ! »

Kyo était tout simplement fasciné par le spectacle offert par son confrère de chevelure blonde. Du colis s’extirpèrent trois « Ragtime », un nom qui émerveilla le Maître Kebabier qui, tel un enfant plein d’étoiles dans les yeux, esquissa un sourire en se levant à son tour pour accompagner Elijah et ses explications quant à cette technologie inédite. Une invitation à devenir soi-même un skateur ? Le Cuisinier se mit à se gratter le menton, avant de faire un pas en avant, bien décidé à s’aventurer sur un terrain qui lui était parfaitement inconnu.

« C’est donc ce qui vous a permis de telles pirouettes aériennes Elijah ? Quelle source d’énergie utilisez-vous pour faire tourner cet objet ? »

Attentif à la moindre explication du Cyborg, l’humain observa la démonstration et prit des notes dans sa têtes, acquiesçant par moments. Puis, alors qu’il allait questionner de nouveau son Maître improvisé en acrobaties, ce dernier fit rugir les moteurs de son invention qui soufflèrent une grande quantité de sable et de poussière.

Dans un réflexe défensif, le Kebabier avait protégé son visage avec son avant-bras droit mais ses lunettes de soleil lui permirent de suivre une accélération purement incroyable. Un aller-retour sur quelques dizaines de mètres, une courbe effectuée pour faire demi-tour, mais surtout une maîtrise de son centre de gravité exceptionnelle fit applaudir le Civil.

Kyo s’avança, lorsque Elijah l’invita, après avoir réglé l’hoverboard pour une pratique de néophyte… et l’intention était salvatrice. Aussitôt en place sur le gadget volant, Kyo abaissa de manière inconsciente son centre de gravité, tout comme il avait l’habitude de le faire pour optimiser la moindre de ses frappes en appuyant le moindre de ses déplacements. Mimant Elijah, le Kebabier flotta dans les airs en rigolant, admiratif devant tant de facilité et de légèreté dans cette invention.

« C’est incroyable ! J’ai vraiment l'impression de pouvOOOOiiiiRRRRRR-AAAAAAAAAH !!»

Un bon mouvement vers l’avant en trop fit détaler Kyo comme une fusée jusqu’à le voir finir la tête dans le sol, se retrouvant lui-même, une trentaine de mètres plus loin comme une autruche.

« Hmmmmgrmlbl ! »

Le Cuisinier, enfoncé dans le sol s’en extirpa en poussant sur ses bras, largement entraînés à force de porter des broches de Kebab pouvant nourrir les géants d’Elbaf. Biceps saillants cachés par les manches de sa chemise blanche, Kyo sortit la tête du sable et en recracha en toussant.



« Kebhahahaha, j’ai l’habitude de mettre une certaine pression lorsque je manipule mon propre centre de gravité, mais ici ça va beaucoup trop vite pour moi ! Voyons voyons… si je fais comme ça… »

A peine tombé, le Civil était remonté sur sa monture technologique. Ajoutant lentement une certaine pression qu’il quantifia en appuyant de manière bien plus lente ses appuis, ses genoux se fléchirent, étape par étape pour tester les mécanismes de Ragtime sans partir dans le décor encore une fois. Le bruit atypique du moteur de la planche de métal s’activa et donna de la voix progressivement, à mesure que Kyo utilisait la pression de son pied gauche pour se porter à la fois en arrière, et en avant avec le pied droit, préservant une neutralité parfaite.

« Ça ressemble beaucoup à certains entraînements que je me suis imposé. Allons-y ! »

Le Maître Kebabier décolla définitivement du sol à l’aide de l’hoverboard et ouvrit le vol à son invité en rigolant, euphorique devant cette nouvelle expérience. Habitations, civils survolés, surpris par les deux hommes virevoltants au-dessus d’eux, Kyo exerçait une certaine pression sur l’appareil et s’inspira de ses propres postures, inspirant et expirant pour détendre au maximum sa musculature crispée pendant les premières minutes de vol.



« C’est vraiment incroyable ce que vous me proposez là ! Dites moi Elijah, quand vous fermez les yeux en imaginant votre rêve le plus ambitieux, qu’est-ce que vous imaginez ?! »

Le Civil essuya quelques gouttes de sueur, masquant l’effort de son corps à s’adapter à une toute nouvelle manière de se déplacer, attentif aux paroles d’Elijah.

« Une posture plus large… je vois ! »

Le Maître Kebabier vivait un apprentissage des plus intenses, confronté à une technologie qu’il ne connaissait que depuis une poignée de minutes, il laissa son corps se mouvoir aussi instinctivement que possible, guidé par les consignes de l’ingénieur dont il s’inspira, assimilant chaque mot au travers de sa gestuelle, de sa respiration de plus en plus fluide, de ses appuis eux-mêmes plus soignés au fil des secondes. Pirouettes acrobatiques dans les airs, Kyo balaya l’air à l’aide de ses jambes et enchaîna quelques pirouettes simples en esquivant les obstacles qui pouvaient lui barrer le chemin, allant jusqu’à frôler de l’hoverboard une toiture, sur laquelle il glissa avec fluidité avant de rejoindre Elijah.

« Je pense que chaque personne aura une manière bien à lui d’utiliser votre invention, Elijah. Selon le poids, la musculature, l’équilibre naturel… Mais vos réglages permettent à n’importe qui de trouver son propre rythme… c’est purement du génie ! »

Enthousiasmé par cette planche miraculeuse, les surprises s’enchaînèrent. Le Civil assista à une nouvelle invention qui le fit siffler, toujours en plein mouvement. Attentif toujours, Kyo écouta la réponse du scientifique sans un mot. Une ville où chacun peut manger à sa faim, et où les enfants ont droit à un nom qui leur est propre… Tout dans le regard du Kebabier montrait sa profonde empathie lorsque la seconde moitié de phrase fut prononcée. Les inégalités entre les peuples, l’opulence pour certains, la pauvreté pour d’autres dans un Monde où les richesses partagées équitablement pouvaient permettre un tout autre régime.

Kyo était parfaitement conscient de tout ça et en avait été témoin, plus d’une fois lors de ses voyages à travers le Monde. Il acquiesça et allait répondre, lorsque la seconde réponse du blond lui arracha un rire qui provenait du cœur.

Il répondit sans attendre.

« Saviez-vous que l’Aqua Laguna est une vague immense, une marée haute annuelle qui est propre à Water Seven, et qui transporte avec elle le sel de toutes les mers ? Un jour, j’ai eu la chance de m’y rendre et de récolter assez de sels pour une vie… Un condiment le plus accessible au monde, mais dans ce cas, certainement l’un des plus rares existants… Voulez-vous y goûter ? »

En plein vol, le Cuisinier sortit de sa besace un petit sachet de sel qu’il ouvrit et tendit à Elijah.

« Ce Monde regorge de richesses, inconnues de la plupart de la population. Les disparités de richesses, l’absence du moindre confort de vie pour certaines populations à travers le globe, ce sont des problématiques qui ne datent pas d’hier. Le Roi des Pirates, celui qui se revendiquait comme étant l’être le plus libre au monde, a été vaincu par le Gouvernement Mondial qui porte avec lui la majorité des Pays existants, lui offrant une puissance écrasante… et le moyen d’asseoir des principes de vie qui ne me conviennent pas. »

La discussion venait de passer le cap de la rigolade, pour s’ancrer quelques instants dans du concret, du sérieux, de l’actualité.

« En tant que pionnier des saveurs, je prône une égalité parfaite pour tous mes clients. A l’image d’Ecumexy, qui permet aux humains de vivre en harmonie avec les hommes poissons, mon rêve se situerait aux côtés du votre. Par ma cuisine, j’aspire à changer le Monde en faisant découvrir aux riches comme aux pauvres gens, une assiette et un plat qui contiendra toutes les richesses, les connaissances que j’accumulerai au péril de ma vie, et qui délivra une scène où chaque être vivant logé à la même table, pourront partager un plaisir commun, qui les rassemblera. »

Kyo balança une nouvelle fois ses jambes dans les airs, mimant Elijah mais cette fois pour prendre de l’altitude et vint poser pied à terre, au sommet d’une falaise à partir de laquelle l’intégralité de la partie terrestre d’Ecumexy était visible, tout autant que la Mer qui leur tendait les bras.

« Doit-on forcément faire usage de la violence et de la guerre, pour répondre à la violence de ce Monde, Elijah ? Parfois, comme pour libérer cette île, cela est inévitable. Mais j’aimerais apporter une alternative à tout ça, en tant que simple citoyen, cuisinier pour tous. Vaincre par le combat permet d’imposer sa vision, mais la « justice » dans ce cas, n’est qu’un concept chimérique que les vainqueurs définissent selon leur propre conception. Une telle justice, d'un côté ou de l'autre provoquera éternellement des camps opposés, et des guerres, des inégalités. Par contre, ce plaisir que j’ai ressenti devant votre invention, et le plaisir que je souhaite rendre commun, pour en faire le symbole d’une égalité, un repère commun à toute race, tout être vivant, pour leur faire prendre conscience que la vie est une chose que nous partageons tous…  Cela pourrait avoir un réel impact sur le Monde. »



Cigarette portée au bec, Kyo fuma pour se ressourcer et expira de la fumée, observant l’horizon.

« Je ne suis pas un être parfait, et j’ai moi-même connu les travers de ce Monde, la haine, l’envie de vengeance. Mais aujourd’hui, j’ai voyagé et j’ai appris à élargir mes horizons, à découvrir de nouvelles manières de penser, et je poursuivrai mon voyage jusqu’aux confins de la planète, pour réaliser mes rêves, et en apporter le fruit au Monde entier. C’est ma fierté, mon trésor, et l’ancre de toute mon ambition. »

« Absolument ! Ce sont des mers plus calmes qu’ici, à bien des égards. Bien entendu, la criminalité n’est pas absente et les dangers restent possibles, mais certaines destinations offrent un réel apaisement lorsque l’on en a besoin. Pas d’ancien grand Pirate Empereur pour détruire votre caravelle, pas de Pègre si puissante et organisée que la Marine en soit réduit à laisser pourrir toute une population acculée par le désespoir au quotidien… Quant à Grand Line, elle recèle nombre d’îles aux climats très différents comme dans le Nouveau Monde où nous nous trouvons, mais la diversité de la faune et de la flore, des matériaux uniques que vous pourriez vous-même convoiter, Elijah. Le Monde est si vaste que je ne saurai que vous conseiller d’y aller vous-même et de contempler les innombrables trésor de Mère Nature, kebhahahahahaha ! »

Kyo savoura sa cigarette au milieu de cette conversation qui prenait un pli beaucoup plus sérieux que le suggérait les rigolades, audibles au loin, portées par le vent, cette brise provenant de la mer qui balaya doucement la chevelure du Maître Kebabier. Le regard de ce dernier vint à se reporter sur le Cyborg qui se confia, un fait qui toucha Kyo, qui tendit immédiatement une oreille à des mots qui laissaient refléter la situation sur l’île natale de Elijah.

Il acquiesça avant de plonger dans le cœur du sujet, sans détour, à la manière d’un ami qui faisait preuve d’empathie et d’une réelle envie de compréhension. Après tout, les Civils s’étaient montrés parfaitement capables d’accomplir des prouesses assimilables à des miracles. Pourquoi pas un de plus ?

« Vôtre île natale, Elijah ? Plus tôt, vous parliez d’aspirer à un monde où chaque enfant aurait le droit à son propre nom. » Il laissa le blond entendre son phrasé, et reprit aussitôt. « Vous savez, on ne change pas le Monde du jour au lendemain. Cependant, en commençant nous-même à poser la première pierre, on avance, étape par étape pour former quelque chose de bien plus grand. Je n’ai pas toujours été celui que je suis aujourd’hui, et je suis certain que derrière toutes ces prothèses cybernétiques, vous avez vécu une Histoire bien à vous, qui vous a forgé et vous a appris des choses que j’ignore moi-même. »

Kyo désigna l’hoverboard en le regardant pour guider Elijah à le regarder également et poursuivit.

« Vos connaissances sont un outil dont il faut prendre soin, Elijah. Si entre de mauvaises mains, elles peuvent devenir des armes létales, de guerre, entre les vôtres, elles deviennent de merveilleux outils qui peuvent tant apporter au Monde. Voyez, vous m’avez arraché un sourire, une discussion en me communiquant votre passion à travers ce « Ragtime ». Ne vous sous-estimez pas, et ne m’appelez pas « Maître », vous êtes tout aussi compétent dans votre propre domaine. »
Une tape franche sur l’épaule pour exprimer tout son enthousiasme autrement que par les mots, Kyo.

« Si vous souhaitez voyager… Que diriez-vous de faire route librement avec nous un temps ? »

Un temps de pause, pour laisser l’information être assimilée, puis il continua sans détour.

« Vous avez dû le voir de loin, ce chantier excessivement vaste vise à créer une sorte de regroupement libre. Un navire de taille gargantuesque, comparable à une petite île, capable de léviter grâce à l’une de mes plus grandes trouvailles en dehors de la cuisine et pouvant accueillir nombre d’hommes, de femmes, d’enfants, de personnes âgées, de toute race, dans le respect et le loisir de partager des plaisirs simples, tout en profitant de diverses activités regroupant le savoir-faire de tout notre groupe, libre d'aller et venir sans hiérarchie définie ! Qui de mieux que des citoyens, pour proposer un havre de liberté et de quiétude aux personnes sur notre route ? Kebhahahaha ! »

L’hésitation du jeune ingénieur était compréhensible et quelque part, Kyo s’amusait intérieurement à le voir hésiter, penchant d’un bord à un autre, se balancer d’un avis à un autre tout en essayant de garder les pieds sur terre devant une proposition qui avait tout pour plaire après tout. Pas de contraintes liées à la hiérarchie, pas de comptes à rendre si ce n’est de s’engager à respecter autrui et le lieu dans lequel il fallait s’installer pour profiter de ce nouvel environnement qui relevait de la fantaisie, dans un monde aux bords fantaisistes, ce qui renforçait encore l’humour de la situation.

Un sourire empli d’assurance, une posture droite, marquée par l’expérience du voyage, par le nombre d’obstacles franchis à la sueur et au sang, parfois même en crachant ses tripes, tout ça pour renforcer sa cuisine et réaliser ses propres ambitions. Un Civil, par définition, citoyen de ce monde mais itinérant et libre de ses choix, libre de ses fréquentations, forgeant de lui-même sa place en ce Monde, sans se soucier de la moindre position géopolitique, il laissait ça aux camps qui se faisaient la guerre depuis des siècles.

Le Maître Kebabier accueillit Elijah en l’enveloppant d’un bras dont la main vint inconsciemment se déposer sur sa chevelure blonde. Un sourire échangé, il acquiesça et adressa au Cyborg une expression dénuée de faux semblants, dénuée de la moindre once d’hypocrisie. Une jeunesse, une naïveté évidente qui plaçait ce génie de la science et de la mécanique dans une position de vulnérabilité que Kyo se mit à vouloir protéger un temps.

De quoi bois l’avenir de cette graine de champion allait-t-il se faire ? Quelque part, le Père qu’était le cuisinier avait agi pour protéger quelqu’un qui, même s’il était probablement déjà un adulte physiquement, n’en restait pas moins un enfant intérieurement qui semblait chercher sa voie à son tour, ce qui toucha beaucoup l’homme au tablier.

« Si vous nous aidez pour la réalisation de ce projet, je n’ose pas imaginer quelle merveille en ressortira, Kebhahahahaha !! »

Dernière latte tirée, le mégot termina sa course dans le cendrier portatif que Kyo sortit de sa poche et remit à sa place en une poignée de secondes.

« Je suis content que vous acceptiez. Voyez cela comme une opportunité de voyager de manière libre, sans contraintes, sans cahier des charges, sans hiérarchie ou de comptes à rendre. Explorez le Monde, visitez autant d’endroits que possible et forgez-vous votre propre expérience. C’est une évidence, mais je préfère le souligner : Vous êtes entièrement libre de vos choix et de vos actes, que je ne me permettrai jamais de juger, à une condition, et ce sera certainement la seule règle de bienséance que j’émettrai et qui sera commune à tous. »

La figure de bienveillance se dissipa quelque peu, suffisamment pour que le regard perçant de Kyo puisse se loger, s’ancrer dans celui d’Elijah.

« Aucun de vos actes ne devra mettre en danger ceux et celles qui vous accueilleront à bord. »

Un franc sourire remplaça rapidement des traits de visage renforcés par le sérieux qui s’installa l’espace de quelques secondes. Une nouvelle tape amicale dans le dos cette fois, accompagna les pas de Kyo qui semblait ouvrir la marche vers une nouvelle destination. Habitué désormais, il monta sur l’hoverboard et décolla du sol l’instant d’après.

« Suivez-moi, je vais vous montrer quelque chose qui va certainement captiver votre intérêt ! »

Kyo s'envola dans les airs, plus rapidement qu’à ses premiers essais et traversa le paysage de la partie terrestre d’Ecumexy avant d’arriver au-dessus du chantier naval qui offrait la vue sur la carcasse du Navire en pleine construction, d’une taille démentielle, gargantuesque. Il descendit en faisant signe à Elijah de le suivre.

Pied posé à terre, il s’engouffra rapidement dans les nombreuses bâches, disposées pour abriter ce qui allait être, bien plus tard, le cœur du Del Janeiro 3.0. Alors qu’ils avancèrent, s’aventurant plus loin dans les installations, une certaine chaleur enveloppa les deux visiteurs, jusqu’à voir apparaître, sous leurs yeux la source de cette étrange sensation.



« Voici ce que Supatul D Gin nomme le « Baïkal Zen ». Un objet mythique ayant appartenu à une civilisation ancienne, visiblement extrêmement avancée en matière de technologie. Lors de mes voyages pour découvrir de nouveaux ingrédients, je suis tombé sur cet outil unique qui permettait jadis de faire flotter toute une population dans les cieux. »



« En décodant ce texte, Gin m’a permis de comprendre tout ça. Désormais, cette technologie permettra à ce futur vaisseau de naviguer et de voler, comme vous êtes des nôtres, et que l’étude des technologies existantes vous passionne, je me suis dit qu’il était intéressant de vous faire découvrir l’une des pièces maîtresses de cette construction. »

La petite surprise avait l’air de faire mouche, ce qui fit sourire le Civil qui laissa un instant à Elijah, complètement absorbé par l’inspiration que lui apportait un tel objet et le bouleversement que tout cela pouvait apporter en ses propres croyances. Observateur, il s’amusa de la réaction de l’homme de science et acquiesça à sa première affirmation avant de le laisser s’exprimer sur le sujet.

Changer le monde à l’aide de ce seul objet, l’enthousiasme du Cyborg, tout cela formait un noyau d’éléments solides sur lequel le Maître Kebabier sentait qu’il pouvait se reposer sans craindre pour la sécurité de sa famille et de ses compagnons de combat, de voyage.

Une promesse, de l’euphorie devant une telle technologie, le tout accompagné di rire de Kyo, qui reprit rapidement la parole, répondant à Elijah aussitôt.

« Vous êtes quelqu’un de très perspicace et vif d’esprit Elijah ! Si tutoyer est une marque que je ne réserve qu’à un cercle très fermé de personnes, soyez assuré que je n’en pense pas moins de vous. Une telle passion, combinée à des sentiments assez purs pour m’éblouir, je suis vraiment heureux de pouvoir vous compter parmi nous pour cette entreprise ardue ! »

Le Maître Kebabier pouvait entendre les artisans regagner leurs postes après la pause déjeuner pour poursuivre les travaux. Il fit quelques pas, en faisant signe à Elijah de le suivre, alors qu’il marchait d’un pas léger, laissant le Cyborg regagner son niveau.

« Allons déjà consulter les plans Elijah, mais je vous en prie, appelez moi simplement Kyo, je ne mérite pas tant d’éloges, ou alors devrais-je vous appeler Professeur ? Kebhahahaha ! En route, camarade ! »

Les travaux reprirent en fanfare, laissant le calme de cette entrevue fructueuse derrière eux et se dirigeant de ce pas assuré vers de nouveaux sommets, vers les débuts d’une création dépassant l’entendement main dans la main, Kebabier et Cyborg réunis sous une même bannière !