Par une belle matinée au port de San Niordo, Kyo fredonnait un petit air marin qu’il avait appris au fil de son long voyage sur les mers du monde entier. Balai en main, c’est dans un rythme mélodieux qu’il se laissait bercer par la mélodie de cette brise agréable qui se réveillait en même temps que lui, qui débutait ses tâches quotidiennes dont la routine était devenue mécanique. Voila deux jours que le navire du Maître Kebabier était amarré à bon port sur une île réputée pour sa tranquillité autant que la forte présente de la Marine pour s’en assurer dans l’ombre. Un climat tempéré et chaleureux qui n’avait rien à voir avec les tempêtes, les déluges en mer ou autre péripéties météorologiques, arrachait un sourire à cet homme en tablier rose qui s’adonnait à ses activités habituelles.
D’un bout à l’autre de son modeste navire, le balai fit son œuvre, balayant quelques feuilles mortes en même temps que le bois se voyait offrir des soins adéquats pour briller à tel point que le reflet du ciel bleu y miroitait sans peine. Kyo aimait sa routine, mais au bout d’une petite demi-heure de ménage intensif, retourna dans ses appartements préparer l’ouverture de son Restaurant. Vêtements repassés à la perfection et sans aucun pli superflu, une coiffure et une allure qui allaient de pair avec cette image travaillée qu’il se devait de maintenir au plus haut niveau, tout autant que ses performances derrière les fourneaux, il vint à s’arrêter devant un miroir pour réaliser les finitions de sa propre présentation.
« La fête des mères, hein ? » Derrière ses lunettes teintées de bleu prononcé, un bien maigre sourire synonyme d’amertume se dessina alors que ses yeux se fermèrent l’espace d’un instant. Bien des années écoulées mais un sentiment de vide profond subsistait toujours lors de ces événements qui ramenaient inéluctablement Kyo à un état de mélancolie, plongé dans un passé lointain ou ce qui restait du visage de sa propre mère, de ses souvenirs de bambin remontaient en lui. Inspirant un grand coup, et expirant au loin ces sentiments qui ne devaient pas gêner la qualité de son travail, il prit la route de ses cuisines avec entrain et s’attela à la préparation de divers ingrédients qui étaient mis à l’honneur dans les recettes qu’il proposait ce jour-ci pour cette occasion unique de partage entre mère et enfants.
Pour cuisiner, comme à son habitude, Kyo prenait soin de choisir les ingrédients locaux lui-même pour en tirer le maximum et faire honneur aux habitants qu’il servait lors de ses nombreuses escales en tout point sur le globe. Les citrons de San Niordo étaient mis à l’honneur en cette période de l’année. Si les légendes et mythes des iles ne parlaient que des exploits militaires ou des Pirates les ayant précédés, c’est au cœur même de la population et au contact des habitants que le Cuisinier était parvenu à saisir l’essence même de quelques plats iconiques dont le citron était le phare, permettant d’assaisonner autant les entrées comme des salades composées que les poissons, dont les pêcheurs raffolaient en particulier.
Tablier rose enfilé pour se protéger, c’est avec une rapidité exceptionnelle que Kyo se mit à la pâtisserie, une pratique qu’il ne réalisait que rarement, sa recette phare étant le Kebab, mais qui constituait un aspect important de la cuisine et surtout qui venait travailler le visuel et l’esthétique d’une bien plus subtile manière. Quelle pouvait être la solution pour ravir l’appétit des femmes accompagnées de leurs enfants qui allaient passer la porte du Restaurant en quête d’un souvenir aussi chaleureux que rafraîchissant et amenant l’esprit à s’échapper l’espace de quelques bouchées, dans un univers composé d’une multitude de saveurs à décomposer dans son esprit ?
Kyo avait déjà préchauffé le four à bonne température et commençait alors à graisser soigneusement une plaque à pâtisserie avec du beurre artisanal sur toute sa surface, recouvert par du papier sulfurisé antiadhésif avant de répéter la même opération par-dessus. Sifflotant en chœur, il s’occupa de verser la farine d’amande récupérée à bon prix dans les commerces de proximité et une pincée de levure artisanale faite à la main en étalant le tout sur toute la surface avant de laisser le tout se reposer calmement. Puis vint l’étape du battage des blancs d’œufs, du sel, et du jus de citron aux arômes uniques et qui ne pouvaient être trouvés que sur cette île en cette saison.
Le Maître Kebabier versa dans un grand bol le nécessaire et dégaina Enma à une vitesse qui laissait entrevoir une dizaine d’images rémanentes de la lame et des bras du préparateur qui se superposaient avec d’autres au fil de actions du cuisinier très concentré sur chacune des étapes de la préparation. Ainsi, poussés au mélange par le courant maîtrisé et envoyé à la surface du bol par une maîtrise millimétrée de ses talents de cuisine, les ingrédients se marièrent en harmonie tandis qu’il ajoutait une moitié du sucre réservé après deux minutes de battage, reprenant ce rythme effréné pendant quelques minutes, ce qui ne semblait pas le faire transpirer pour autant. Une cuisine poussée à son paroxysme, et une lame taillée pour le combat qui devenait ici une véritable batteuse, au point que la meringue qui en résulta brillait de mille feux, dégageant toute la fraîcheur du citron utilisé pour amener une touche aérienne à cette préparation qui était exempt du moindre défaut, reposant dans le bol.
Tout s’accéléra pour ne laisser guère le temps au spectateur d’apprécier tous les secrets de l’art du cuisinier, Kyo se retrouvait alors avec ses quatre préparations distinctes qu’il s’apprêtait à assembler dans une combinaison qui lui donnait le sourire à mesure qu’il humait ces saveurs aussi différentes que complémentaires, livrées à ses yeux d’enfant, pressé de monter le final pour voir son œuvre achevée.
Dans un moule rectangulaire, Kyo découpa au pixel près sa génoise au citron et aux amandes pour s’en servir de base. Sa main attrapa d’un geste vif un morceau de film alimentaire avec lequel il recouvrit l’un des côtés du moule avant d’y placer la base de génoise au citron et aux amandes, à l’endroit ou le film était posé. D’un mouvement à un autre, il badigeonna la base de génoise d’une confiture maison de Yuzu avant de préparer le mélange du sabayon au citron, la crème mascarpone accompagné d’une dose de « lemon curd », littéralement une crème de citron. Puis il combina le tout à la crème fouettée préparée en amont pour former une belle garniture emplie de saveurs.
Soigneusement, il versa la garniture au citron par-dessus en conservant la forme rectangulaire de son moule à dessert et de la génoise tout en lissant la surface à l’aide de son meito. Rapidement, et à l’aide d’un congélateur haut de gamme qu’il avait obtenu en remportant la première place d’un concours culinaire de haute volée, c’est en moins de deux heures que le dessert était finalement prêt. Il en retira le moule ayant servi à sculpter ce morceau d’art moderne issus des meilleurs produits locaux et s’émerveilla devant cette superposition de saveurs regroupées en une pâtisserie délicieuse.
A peine avait-t-il eu le temps de laisser reposer sa préparation au frais, le temps de se rafraîchir que les premiers clients semblaient arriver aux portes. Ainsi, en plus de la traditionnelle broche à viande préparée la veille comme à son habitude après une partie de pêche à la nage, Kyo retourna en salle tout en s’avançant vers les portes qui venaient de s’ouvrir. Il haussa le sourcil en voyant devant lui apparaître une personne recouverte d’une longue cape, allant jusqu’à cacher son visage, mais laissa les traits de son visage s’assouplir devant la petite bouille à la chevelure de fleurs de cerisiers s’avancer fièrement du haut des trois pommes équivalentes à sa taille.
« Bienvenue à bord ! Vous êtes tout les deux ? Suivez-moi je vais vous guider à table, si vous voulez bien me suivre. » Kyo s’inclina par politesse, adressant un sourire à cette petite pleine d’enthousiasme et à la personne qui l’accompagnait et les guida en quelques pas tranquilles à une place proche de la baie vitrée donnant sur la mer et plus loin, sur les végétations abondantes qui décoraient la cote de l’île. Saisissant le menu soigneusement préparé à la main, il le posa en évidence sur la table et recula d’un pas, pour laisser passer ses clients.
« Installez-vous je vous prie, je vous laisse consulter le menu. N’hésitez pas à me solliciter et mettez-vous à l’aise. » Quelques apéritifs et une carafe d’eau étaient placés pour l’attente. L’allure de l’individu complètement recouvert attisait la curiosité du cuisinier mais ce dernier avait finalement l’habitude des clients peu désireux de se montrer en plein jour, que ce soit pour des raisons propres à leur race ou à leur crainte d’un quelconque jugement, ou même pour des causes relevant de la criminalité ou du secret défense du Gouvernement Mondial… Le Maître Kebabier était habitué mais aimait inviter implicitement sa clientèle à se sentir comme chez elle.
Le menu quant à lui, proposait divers plats du jour dont la spécialité renommée du Chef : le Kebab. Quant aux desserts, celui du jour était explicitement mis en avant et pour cause, Kyo l'aurait sûrement dévoré s'il n'avait pas ouvert son Restaurant ce jour-là !